COMPRENDRE LES TCA
Philippe Jeammet, Professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, ancien chef du service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut Mutualiste Montsouris (Paris)
Les troubles des conduites alimentaires fascinent mais restent incompréhensibles pour le grand public. Philippe Jeammet nous donne à comprendre que l’anorexie mentale et la boulimie ne sont pas des choix mais des réactions de défense pour apaiser une peur et un mal-être qu’il s’agit d’identifier pour les désamorcer. L’anorexie mentale et la boulimie sont des maladies très mystérieuses qu’il est difficile de comprendre de l’extérieur. Comment pourriez-vous les présenter et expliquer ce qui s’y joue de la façon la plus simple possible ?
Philippe Jeammet : Les troubles des conduites alimentaires peuvent apparaître comme des comportements liés à des modes alors qu’ils ont existé de tout temps, plus particulièrement dans certaines civilisations, celles qui sont soumises à des stress importants. Il faut les voir, comme d’ailleurs l’ensemble des troubles du comportement, comme une réponse à des situations de peur et de menace. Cette réponse est avant tout organique, biologique : c’est la peur qui déclenche tout, sans que cela soit choisi. On ne décide pas de devenir anorexique ou boulimique : ce sont des comportements qui s’imposent parce qu’ils ont sur le moment un effet d’apaisement. C’est pour cela qu’il est aussi difficile aux patients de lutter contre : ils se sentent mieux.
On présente souvent les troubles des conduites alimentaires, et l’anorexie mentale en particulier, comme des situations de maîtrise absolue et de toute puissance de la volonté. En vous écoutant, on comprend que ce n’est en fait pas du tout le cas.
PJ : C’est même une grave erreur de compréhension parce que cela entraine des contre attitudes face aux patients. Ce refus de s’alimenter prend une forme tellement spectaculaire chez des jeunes gens par ailleurs bien insérés dans la réalité, qu’il peut passer pour de la mauvaise volonté, pour une façon de s’opposer, alors que ce n’est pas choisi et qu’il n’y a aucune toute-puissance. Ces troubles ne constituent pas une décision mais une réponse à un mal-être. Et une réponse qui est toujours émotionnelle. Elle amène la personne à se sentir mieux mais également à s’enfermer dans un comportement qui va avoir des conséquences destructrices.
Si vous avez des envies très fortes qui vous font peur, vous allez être obligé de constituer un énorme barrage
Si ces maladies constituent une réponse, même inadaptée, à une peur et un mal-être, on comprend mieux pourquoi il est aussi difficile pour les patients de s’en détacher. Comment les y aider ?
PJ : La peur qui les habite est souvent méconnue des patients qui, parce qu’ils tiennent à leur comportement, vont penser qu’il est leur choix. Il faut donc les aider à comprendre ce qui lui arrive : qu’ils sont dans une situation de tension ou de stress et qu’ils y réagissent par ce comportement anorexique. Dès les premiers signes, il ne faut pas les stigmatiser en parlant tout de suite de maladie mais les aider à voir qu’il y a quelque chose qui ne va pas et essayer d’en parler. Là où la personne a tendance à s’enfermer, il faut ouvrir en parlant et au besoin en allant voir un tiers. Il faut expliquer aux patients que le comportement anorexique n’est pas un choix mais que, ce qu’ils peuvent par contre choisir, c’est de comprendre que, même si cela les soulage, le prix à payer est trop cher puisque tous les effets que cela va avoir sur l’organisme peuvent aller jusqu’à la mort.
Oui, c’est tout le paradoxe : cela peut aller jusqu’à la mort alors que, derrière l’anorexie et la boulimie, il y a un très grand appétit de vivre.
PJ : Ce n’est pas une conduite suicidaire. C’est au contraire une façon de se protéger d’une menace. Les personnes souffrant de troubles des conduites alimentaires ont à la fois un très grand appétit de vivre mais très peu de confiance en elles. Elles ont peur d’être débordées par leurs envies, de ne pas être à la hauteur de cet appétit de vie. Si vous avez des envies très fortes qui vous font peur, vous allez être obligé de constituer un énorme barrage.
A vous entendre parler des troubles des conduites alimentaires comme un raidissement face à une peur, on a le sentiment qu’ils ne sont que le miroir grossissant de notre manière de fonctionner et de réagir.
PJ : Les patients souffrant d’anorexie mentale et de boulimie ne sont pas des personnes anormales. Ce qui leur arrive est simplement l’exagération d’un mouvement que chacun peut avoir. Quand on ne se sent pas bien, on va se raidir, soit en faisant le tête, soit en s’enfermant chez soi, soit en mangeant moins. C’est un mouvement basique qu’ont aussi les animaux : dès qu’on est menacé, on se ferme. Avec la conscience réflexive, l’être humain a la possibilité de sentir s’il est actif ou passif et il n’est pas fait pour être impuissant, avoir le sentiment que tout lui échappe. Alors il va retrouver une activité mais dans le raidissement et la destructivité parce que la créativité se joue dans la rencontre avec l’autre et qu’on ne la maîtrise pas.
La prévention des troubles des conduites alimentaires peut donc notamment passer par un travail sur les émotions, dont nous aurions tous grand besoin. L’Organisation Mondiale de la Santé considère même que ce sont des compétences indispensables, à intégrer dans l’éducation de la jeunesse.
PJ : Notre compréhension des émotions est effectivement moyenâgeuse. Nous restons attachés à l’idée d’un esprit tout-puissant, détaché du corps et des émotions. Il faut sortir de ces représentations et montrer le vrai rôle des émotions, qui est central, pour comprendre le fonctionnement réel de notre psychisme, la manière dont nous nous raidissons face à la peur et les moyens d’éviter que cela ne débouche sur un enfermement.
Ce qu’ils peuvent par contre choisir, c’est de comprendre que, même si cela les soulage, le prix à payer est trop cher
On ne décide pas de devenir anorexique ou boulimique ces comportements s’imposent parce qu’ils ont un effet d’apaisement.